dimanche 9 juin 2013

À Fukushima, ça continue !

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Par Janick MAGNE
Enseignante d’université à Tokyo,

Au Japon depuis 34 ans   

Ma lettre aux députés français, ce jour
(envoyée à chacun d'eux sur leur e-mail de l'Assemblée) :

 De Tokyo, Japon, le 30 mai 2013

 Mesdames et Messieurs les députés,

Je vous écris du Japon, je viens d’apprendre qu’un débat au sein de  l’Assemblée Nationale, ce soir,  fera enfin sortir de l’ombre la douloureuse question du nucléaire.  Vous allez notamment évoquer  l’accident de Fukushima. Je vous dis MERCI d’aborder enfin ce que nous  savons tous ici, au Japon, mais que personne ne veut entendre en France.   

Laissez-moi rêver et espérer un peu : je vais vous parler du Japon en  quelques lignes et je souhaite que vous lisiez ce message avant votre  première réunion....

Oui, la situation à Fukushima est terrifiante.  Non, nous ne voyons pas d’issue. Chaque jour, ce sont 400 tonnes d’eau  souterraine qui pénètrent dans les soubassements de la centrale  accidentée de Fukushima-1 et viennent se contaminer au contact de l’eau  de refroidissement des trois réacteurs dont les coeurs ont fondu et  desquels personne ne peut approcher, tant la radioactivité y est  importante. L’eau souterraine pénètre aussi dans le bâtiment des  turbines.  Jour après jour, des ouvriers pompent cette eau, la filtrent  en partie – bien insuffisamment car il n’existe aucun moyen de se  débarrasser de la plus grande partie des quelque 120 radionucléides  qu’elle contient – et la conservent ensuite dans des réservoirs et des  citernes provisoires.  Le site ne pourra bientôt plus accueillir de  nouvelles citernes et l’eau est beaucoup trop radioactive pour être  rejetée dans l’océan où la pollution radioactive atteint déjà des  records.

Il y a un peu plus de 2 semaines, le 13 mai, l’électricien  nucléaire japonais TEPCO a rencontré à Fukushima les représentants des  coopératives de pêche locales. Ils voulaient convaincre les pêcheurs que  la dernière trouvaille de TEPCO était la bonne: récupérer dans 12 puits  en amont de la centrale le quart environ des eaux souterraines (soit  100 tonnes/jour) et déverser cette eau dans l’océan. Ainsi, il n’y  aurait « plus que » 300 tonnes d’eau souterraine par jour qui  viendraient se contaminer au contact des réacteurs.

TEPCO croyait  acquis l’accord des pêcheurs, mais ceux-ci n’ont pas marché dans la  combine : ils viennent de refuser, ils demandent un temps de réflexion  supplémentaire, car TEPCO leur a tellement menti, TEPCO a tellement  manipulé les chiffres et nié la gravité de la catastrophe qu’il est  IMPOSSIBLE de les croire aujourd’hui. Les pêcheurs se demandent à quelle  sauce TEPCO va encore les manger. Nous nous demandons TOUS ici à quelle  sauce nous allons être mangés, mais ce sera une sauce au césium, bien  évidemment.

Plusieurs ingénieurs de la centrale de Fukushima l’ont  déclaré à la presse ces dernières semaines: ils sont incapables de  prévoir ce qui va se passer demain, la semaine prochaine, le mois  prochain. Toute leur énergie se concentre sur ce problème des 390 000  tonnes d’eau déjà stockées sur le site et des 400 tonnes journalières  supplémentaires.  Ils essaient juste d’avoir une heure d’avance sur  l’eau, rien qu’une petite heure à la fois. L’un d’entre eux l’a dit : «  S’il se produisait un nouvel accident (et comment ne pas y penser, dans  l’état où se trouve le site, et alors que les secousses sismiques se  poursuivent et se répètent inéluctablement ?), s’il se produisait un  accident,  donc, NOUS NE POURRIONS PAS Y FAIRE FACE. » J’ai envie de  crier AU SECOURS !

Qui, mais qui sera enfin assez sensé pour intervenir  ici au Japon, pour stopper ce massacre en préparation, pour freiner la  course folle du Japon vers la reprise du nucléaire alors que nous avons cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes ? Le gouvernement japonais  est dans le déni. La population se sent impuissante et préfère, trop  souvent, feindre de croire le discours officiel.

Et pourtant, savez-vous que nous attendons  pour la fin juin une livraison de MOX  français à destination d’une centrale arrêtée depuis février 2012, sur  la côte ouest du Japon, à Takahama ? C’est peut-être moi qui vais vous  l’apprendre, Mesdames et Messieurs les députés, mais le Japon ne fonctionne plus actuellement qu’avec 2 réacteurs nucléaires sur 48 (je  ne compte pas les 6 réacteurs de Fukushima-1, dont 4 sont hors service  pour les raisons que vous connaissez, et les 2 autres ont été abandonnés). Le saviez-vous ? Entre mai et début juillet 2012, PAS UN  SEUL réacteur n’a fonctionné dans le pays. Nous avons vu les réacteurs  s’arrêter un par un entre la date de la catastrophe (11 mars 2011) et  mai 2012, soit en raison d’incidents soit pour des opérations de maintenance. Personne n’a ensuite eu l’audace de les remettre en marche  jusqu’à ce jour de début juillet 2012, où, passant outre le sentiment  profondément antinucléaire de la population, les autorités ont fait du  forcing et redémarré 2 réacteurs à la centrale d’Ôi, arrêtant du même  coup une centrale thermique à proximité (car, oui, il y avait  suffisamment d’électricité !). Depuis bientôt un an, ce sont les deux  seuls réacteurs en service dans le pays.

À l’heure où il faudrait  tout tenter pour arrêter cette folie et trouver une solution d’urgence,  le gouvernement japonais encourage les gens à revenir dans la zone  d’exclusion qui,  jusqu’au 31 mars 2013, s’étendait sur 10 à 20 km en  demi-arc de cercle autour de la centrale accidentée :  qui voudrait revenir à deux pas d’une centrale incontrôlable, à deux pas de trois  réacteurs éventrés dont on ne sait même pas où se trouve le combustible, à deux pas de ces gigantesques masses d’eau contaminée dans des  citernes dont personne ne sait combien de temps elles tiendront, à deux  pas d’un site qui contient 2000 tonnes de combustibles usés répartis  dans des piscines de désactivation instables, certaines au sommet de  bâtiments qui ont explosé, et alors qu’il est devenu si difficile de  trouver du personnel que TEPCO recrute au Brésil et emploie des SDF ?

Aujourd’hui, 11 villes de l’ancienne zone d’exclusion ont été partagées  en trois nouvelles zones qui s’enchevêtrent inextricablement : une zone  toujours inter
dite car la radioactivité  y dépasse les 50 millisieverts  par an, une zone intermédiaire où l’on a bien imprudemment promis aux  habitants qu’ils pourraient revenir s’installer d’ici 3 ans, et dont la  radioactivité se situe entre 20 et 50 millisieverts/an, et une zone « de  préparation au retour » où la radioactivité peut monter jusqu'à 20  millisieverts/an.  Pour rappel, sachez que la dose maximale autorisée  pour les travailleurs du nucléaire en France est de 20 millisieverts/an  et que la norme internationale pour la population civile est de 1 millisievert par an, comme vient de le rappeler la Commission des Droits  de l’Homme de l’ONU.

La nouvelle Autorité de Sûreté Nucléaire  japonaise vient coup sur coup d’exiger l’interdiction de reprise  d’activité de plusieurs centrales en raison de fausses déclarations de  contrôles qui n’ont jamais eu lieu et parce que de très nombreux  réacteurs sont situés sur des failles sismiques actives.

Mesdames et  Messieurs les députés,  il faut arrêter le massacre. Il faut que vous  arriviez à convaincre M. Hollande que le nucléaire n’est PAS une option.  Nous allons en crever. Vite, vite, faisons quelque chose ! Si vous le  voulez, utilisez mon expérience de Française au Japon qui vit tout cela  en direct, utilisez mon témoignage  pour  porter enfin un message que  personne ne voulait entendre jusqu’à maintenant et dont dépend pourtant  notre survie à tous.

Je me souviens d’une conversation que j’ai eue à  Tokyo avec Monsieur le Ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius  fin 2012 : il m’a dit qu’il avait toujours cru « comme tout le monde »  qu’il était impossible d’arrêter le nucléaire du jour au lendemain  ...jusqu’au jour où il y a eu Fukushima et que le Japon a tout arrêté.   Oui, quasiment du jour au lendemain, le nucléaire s’est arrêté au Japon ! Avec  54 réacteurs à l’origine, contre 58 en France...

Merci d’y  réfléchir. MERCI pour nous tous, au Japon et dans le monde (l’hémisphère  Nord pourra être lourdement touché en cas de nouvelle catastrophe au  Japon), MERCI pour les générations à venir.

Je suis allée plusieurs  fois dans la zone interdite de Fukushima. J’en rapporte des conférences  et des photos. Je le fais pour témoigner, pour montrer où nous mène la  folie des hommes et l’arrogance de certains, plus animés par le goût du  profit immédiat que par le souci du devenir humain.

Mesdames et  Messieurs les députés, merci de m’avoir lue. Je serai 6 jours en France  du 7 au 13  juin, je viens témoigner dans trois conférences de la  situation à Fukushima. Si vous voulez me rencontrer cette fois-ci ou à  une autre occasion (je serai de nouveau en France de début août au 20 septembre environ), n’hésitez pas à me contacter, je serai heureuse de  témoigner, comme j'ai promis à mes amis japonais de la zone interdite de  le faire sans répit.

Salutations républicaines,

Janick MAGNE