Nicolas Sarkozy et François Hollande sont d'accord sur
un point: la France doit conserver sa force de dissuasion nucléaire. Est-ce à dire que tout débat est inutile? Non, répond Paul Quilès, l'ancien ministre de la Défense de François Mitterrand.
[Tribune]
"On peut tout prouver, si les mots dont on se sert ne sont pas
clairement définis." Cette affirmation du philosophe Alain éclaire
d'une lumière crue certains affrontements qui scandent la vie politique.
En évitant de définir les mots, en les rattachant à des concepts
eux-mêmes mal définis, en ne précisant pas le contexte dans lequel on
les utilise, effectivement, "on peut tout prouver". C'est ce qui se
passe par exemple lorsque l'on aborde les questions de défense, sujet
majeur dans un monde dangereux, instable et surarmé.
Autrefois, c'est à dire avant novembre 1989, date de la chute du Mur de
Berlin, la stratégie de dissuasion nucléaire était, par excellence,
l'instrument de l'équilibre militaire entre l'Est et l'Ouest. La
question de sa pertinence aurait dû se poser dès lors que la
confrontation des blocs a pris fin. L'état des risques et des menaces
n'a en effet aujourd'hui plus rien de commun avec ce qu'il était dans
la période de la guerre froide. Les scénarios dans lesquels la Russie
ou la Chine s'en prendraient aux intérêts vitaux d'une puissance
occidentale sont, dans la conjoncture actuelle, parfaitement
improbables. Quant aux menaces qui trouvent leur origine dans des
conflits locaux, elles ne peuvent être contrecarrées par la menace
d'emploi de l'arme nucléaire et se situent en conséquence dans les
"angles morts" de la dissuasion. Les menaces terroristes relèvent de
cette catégorie.
La prolifération nucléaire constitue, en
revanche, le principal risque pour la sécurité du monde, mais c'est
plus par le multilatéralisme et les traités (comme le TNP) qu'on la
combattra que par la dissuasion nucléaire. De plus, établir un lien
entre la possession de l'arme nucléaire et "le statut de grande
puissance", comme on l'entend souvent, peut inciter certains pays à
tenter de s'en équiper, alors que le but du TNP[1],
ratifié par la quasi-totalité des membres de l'ONU (189), est au
contraire d'aller vers une disparition des armes nucléaires.
Comment peut-on alors, loin de ces considérations, répéter sans
sourciller que la dissuasion nucléaire est une sorte d'"assurance vie"
ou qu'elle "garantit l'intégrité de notre pays"? En réalité, le débat
sur de telles affirmations n'a pas lieu, pour la bonne raison que
celles-ci ne sont pas soumises à un questionnement public, au-delà des
échanges au sein des cercles d'initiés. Normal, nous dit-on, elles font
l'objet d'un consensus. Ce fameux consensus (mot clé de la
démonstration) est d'autant plus facile à invoquer qu'on n'en a jamais
vérifié sérieusement l'existence, et qu'on ne sait pas sur quoi il porte
exactement. Comme il n'y a jamais eu de débat, précédé par une
information sérieuse et encore moins de consultation des Français, la
boucle est ainsi bouclée. Selon l'expression populaire, "circulez, il
n'y a rien à voir".
Ceux qui, sans même s'opposer
frontalement au concept, souhaitent en parler et examiner la pertinence
de certains choix sont vite traités d'incompétents, d'irresponsables,
de démagogues, voire de mauvais Français. Quitte à courir ce risque,
j'affirme qu'il ne faut pas avoir peur de traiter ces questions
publiquement, en commençant, comme le suggérait le philosophe Alain, par
définir clairement le sens des mots.
Je ne prendrai
qu'un exemple pour illustrer mon propos : celui de la "Force aérienne
stratégique", qui représente 15% de la dissuasion française[2].
Historiquement, c'est la première à avoir été créée en 1964, en raison
de la simplicité de mise en oeuvre du vecteur (un bombardier Mirage
IVA) et de l'arme (la bombe AN-11). Aujourd'hui, 2 escadrons assurent
24h sur 24 l'alerte nucléaire avec le Rafale F3 ou le Mirage 2000K3 et le missile ASMP-A
(capable de parcourir, une fois tiré à haute altitude une distance de
500 Km et de 100 Km à basse altitude), chargé d'une ogive nucléaire de
100 à 300 Kt !
À quoi est censée servir cette force ? On
nous dit, dans un langage assez hermétique, qu'elle offrirait ""les
alternatives, les complémentarités et les capacités d'adaptation" pour
le chef de l'Etat[2],
car elle permettrait d'être "visible et donc démonstrative". En clair,
il s'agit d'une sorte de parade nucléaire avant ce que le Président
Sarkozy appelle un "avertissement nucléaire". Le rôle de la composante
aérienne serait donc de parader, d'impressionner un adversaire !
Pour essayer de comprendre ce que cela signifie, il faut imaginer une
flotte de bombardiers nucléaires décollant, avec toute la logistique
nécessaire (ravitaillement en vol, chasseurs accompagnant le convoi
pour le protéger, transmissions des données....), puis tournoyant dans
le ciel face à l'ennemi, pendant que des discussions diplomatiques se
déroulent en parallèle, avant de recevoir enfin l'ordre de tir[3] ! Au-delà de l'aspect manifestement peu crédible de ce scénario, on voit bien que l'existence même de la composante aérienne[4]
décrédibilise la dissuasion, en suggérant que, pour faire reculer un
adversaire, les SNLE et leurs missiles ne seraient pas assez dissuasifs
!
De plus, on ne voit pas contre qui cette composante
pourrait être utilisée, sachant que sa conception en fait une arme de
proximité géographique. Sans doute est-ce pour cette raison que, faute
d'ennemi proche et d'intérêt militaire, les Britanniques ont abandonné
leur composante aéroportée en 1997 et les Américains ont retiré la plus
grande partie de leurs bombes B-61 stationnées en Europe.
Cet exemple montre que, si l'on veut bien s'éloigner du discours
officiel, il y a place pour des débats, qui doivent dépasser le cadre
étriqué du monde passé et prendre en compte les évolutions positives du
monde et les nouvelles aspirations au désarmement nucléaire de la Communauté internationale.
Paul Quilès, ancien ministre de la Défense
Notes:[1] TNP : Traité de Non Prolifération, signé le 1er
juillet 1968. La conférence d'examen du TNP du 28 mai 2010 a élaboré
un plan d'action sur les 3 volets du traité (désarmement, non
prolifération, nucléaire civil) et prévu une réunion en 2012 sur la création au Moyen-Orient d'une ZEAN (Zone exempte d'armes nucléaires).
[2] La force principale de la dissuasion française consiste en 4 SNLE (Sous-marins nucléaires lance engins).
Cette composante océanique permet à la France de frapper en premier un
adversaire étatique comme de répondre avec certitude à son attaque.
Ces SNLE, en cours de modernisation, seront dotés chacun à l'horizon
2015 de 16 nouveaux missiles M51 (d'une portée de 9000 kms) et de
nouvelles ogives nucléaires (TNO) d'une puissance de 100 Kt. De quoi
dissuader tout adversaire situé sur n'importe quel point du globe. Une
frappe d'un seul missile (avec 6 ogives au maximum) provoquerait des
dégâts incommensurables, si l'on se souvient des 200 000 morts
d'Hiroshima consécutifs à l'explosion d'une bombe... de 15 KT.
[3]
Le décret du 14 janvier 1964 définit le rôle exclusif du Président de
la République quant à l'engagement de l'arme nucléaire.
[4] Une frappe nucléaire avec une ogive de 300 KT serait équivalente à 20 fois celle d'Hiroshima.
[5]
Il y a 20 ans, on nous assurait qu'il fallait absolument 3 composantes
(océanique, aérienne, terrestre....soit une par armée !) pour garantir
la crédibilité de la dissuasion française. La composante terrestre
(missiles du plateau d'Albion, Pluton, Hadès) a été démantelée au début
des années 90. Aujourd'hui, les théoriciens du nucléaire affirment
avec la même force que la dissuasion nécessite 2 composantes.
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