samedi 7 janvier 2012

Le débat s'entr'ouvre

Nicolas Sarkozy et François Hollande sont d'accord sur un point: la France doit conserver sa force de dissuasion nucléaire.  Est-ce à dire que tout débat est inutile? Non, répond Paul Quilès, l'ancien ministre de la Défense de François Mitterrand.
 

Portrait[Tribune] "On peut tout prouver, si les mots dont on se sert ne sont pas clairement définis." Cette affirmation du philosophe Alain éclaire d'une lumière crue certains affrontements qui scandent la vie politique. En évitant de définir les mots, en les rattachant à des concepts eux-mêmes mal définis, en ne précisant pas le contexte dans lequel on les utilise, effectivement, "on peut tout prouver". C'est ce qui se passe par exemple lorsque l'on aborde les questions de défense, sujet majeur dans un monde dangereux, instable et surarmé.  

Autrefois, c'est à dire avant novembre 1989, date de la chute du Mur de Berlin, la stratégie de dissuasion nucléaire était, par excellence, l'instrument de l'équilibre militaire entre l'Est et l'Ouest. La question de sa pertinence aurait dû se poser dès lors que la confrontation des blocs a pris fin. L'état des risques et des menaces n'a en effet aujourd'hui plus rien de commun avec ce qu'il était dans la période de la guerre froide. Les scénarios dans lesquels la Russie ou la Chine s'en prendraient aux intérêts vitaux d'une puissance occidentale sont, dans la conjoncture actuelle, parfaitement improbables. Quant aux menaces qui trouvent leur origine dans des conflits locaux, elles ne peuvent être contrecarrées par la menace d'emploi de l'arme nucléaire et se situent en conséquence dans les "angles morts" de la dissuasion. Les menaces terroristes relèvent de cette catégorie.  

La prolifération nucléaire constitue, en revanche, le principal risque pour la sécurité du monde, mais c'est plus par le multilatéralisme et les traités (comme le TNP) qu'on la combattra que par la dissuasion nucléaire. De plus, établir un lien entre la possession de l'arme nucléaire et "le statut de grande puissance", comme on l'entend souvent, peut inciter certains pays à tenter de s'en équiper, alors que le but du TNP[1], ratifié par la quasi-totalité des membres de l'ONU (189), est au contraire d'aller vers une disparition des armes nucléaires.  

Comment peut-on alors, loin de ces considérations, répéter sans sourciller que la dissuasion nucléaire est une sorte d'"assurance vie" ou qu'elle "garantit l'intégrité de notre pays"? En réalité, le débat sur de telles affirmations n'a pas lieu, pour la bonne raison que celles-ci ne sont pas soumises à un questionnement public, au-delà des échanges au sein des cercles d'initiés. Normal, nous dit-on, elles font l'objet d'un consensus. Ce fameux consensus (mot clé de la démonstration) est d'autant plus facile à invoquer qu'on n'en a jamais vérifié sérieusement l'existence, et qu'on ne sait pas sur quoi il porte exactement. Comme il n'y a jamais eu de débat, précédé par une information sérieuse et encore moins de consultation des Français, la boucle est ainsi bouclée. Selon l'expression populaire, "circulez, il n'y a rien à voir".
  
Ceux qui, sans même s'opposer frontalement au concept, souhaitent en parler et examiner la pertinence de certains choix sont vite traités d'incompétents, d'irresponsables, de démagogues, voire de mauvais Français. Quitte à courir ce risque, j'affirme qu'il ne faut pas avoir peur de traiter ces questions publiquement, en commençant, comme le suggérait le philosophe Alain, par définir clairement le sens des mots.  

Je ne prendrai qu'un exemple pour illustrer mon propos : celui de la "Force aérienne stratégique", qui représente 15% de la dissuasion française[2]. Historiquement, c'est la première à avoir été créée en 1964, en raison de la simplicité de mise en oeuvre du vecteur (un bombardier Mirage IVA) et de l'arme (la bombe AN-11). Aujourd'hui, 2 escadrons assurent 24h sur 24 l'alerte nucléaire avec le Rafale F3 ou le Mirage 2000K3 et le missile ASMP-A (capable de parcourir, une fois tiré à haute altitude une distance de 500 Km et de 100 Km à basse altitude), chargé d'une ogive nucléaire de 100 à 300 Kt !
 

À quoi est censée servir cette force ? On nous dit, dans un langage assez hermétique, qu'elle offrirait ""les alternatives, les complémentarités et les capacités d'adaptation" pour le chef de l'Etat[2], car elle permettrait d'être "visible et donc démonstrative". En clair, il s'agit d'une sorte de parade nucléaire avant ce que le Président Sarkozy appelle un "avertissement nucléaire". Le rôle de la composante aérienne serait donc de parader, d'impressionner un adversaire !   

Pour essayer de comprendre ce que cela signifie, il faut imaginer une flotte de bombardiers nucléaires décollant, avec toute la logistique nécessaire (ravitaillement en vol, chasseurs accompagnant le convoi pour le protéger, transmissions des données....), puis tournoyant dans le ciel face à l'ennemi, pendant que des discussions diplomatiques se déroulent en parallèle, avant de recevoir enfin l'ordre de tir[3] ! Au-delà de l'aspect manifestement peu crédible de ce scénario, on voit bien que l'existence même de la composante aérienne[4] décrédibilise la dissuasion, en suggérant que, pour faire reculer un adversaire, les SNLE et leurs missiles ne seraient pas assez dissuasifs !  

De plus, on ne voit pas contre qui cette composante pourrait être utilisée, sachant que sa conception en fait une arme de proximité géographique. Sans doute est-ce pour cette raison que, faute d'ennemi proche et d'intérêt militaire, les Britanniques ont abandonné leur composante aéroportée en 1997 et les Américains ont retiré la plus grande partie de leurs bombes B-61 stationnées en Europe.   

Cet exemple montre que, si l'on veut bien s'éloigner du discours officiel, il y a place pour des débats, qui doivent dépasser le cadre étriqué du monde passé et prendre en compte les évolutions positives du monde et les nouvelles aspirations au désarmement nucléaire de la Communauté internationale.  

Paul Quilès, ancien ministre de la Défense  


Notes:[1] TNP : Traité de Non Prolifération, signé le 1er juillet 1968. La conférence d'examen du TNP du 28 mai 2010 a élaboré un plan d'action sur les 3 volets du traité (désarmement, non prolifération, nucléaire civil) et prévu une réunion en 2012 sur la création au Moyen-Orient d'une ZEAN (Zone exempte d'armes nucléaires). 
[2] La force principale de la dissuasion française consiste en 4 SNLE (Sous-marins nucléaires lance engins). Cette composante océanique permet à la France de frapper en premier un adversaire étatique comme de répondre avec certitude à son attaque. Ces SNLE, en cours de modernisation, seront dotés chacun à l'horizon 2015 de 16 nouveaux missiles M51 (d'une portée de 9000 kms) et de nouvelles ogives nucléaires (TNO) d'une puissance de 100 Kt. De quoi dissuader tout adversaire situé sur n'importe quel point du globe. Une frappe d'un seul missile (avec 6 ogives au maximum) provoquerait des dégâts incommensurables, si l'on se souvient des 200 000 morts d'Hiroshima consécutifs à l'explosion d'une bombe... de 15 KT. 
[3] Le décret du 14 janvier 1964 définit le rôle exclusif du Président de la République quant à l'engagement de l'arme nucléaire. 
[4] Une frappe nucléaire avec une ogive de 300 KT serait équivalente à 20 fois celle d'Hiroshima. 
[5] Il y a 20 ans, on nous assurait qu'il fallait absolument 3 composantes (océanique, aérienne, terrestre....soit une par armée !) pour garantir la crédibilité de la dissuasion française. La composante terrestre (missiles du plateau d'Albion, Pluton, Hadès) a été démantelée au début des années 90. Aujourd'hui, les théoriciens du nucléaire affirment avec la même force que la dissuasion nécessite 2 composantes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Mettre fin aussi à notre impuissance : agissons ensemble !